Citation de cette fiche : Keith P. & Dorson M., 2003. La Carpe commune : Cyprinus carpio Linné, 1758. Pages 116-119, in : Évolution holocène de la faune de Vertébrés de France : invasions et disparitions (M.Pascal, O. Lorvelec, J.-D. Vigne, P. Keith & P. Clergeau, coordonnateurs), Institut National de la Recherche Agronomique, Centre National de la Recherche Scientifique, Muséum National d'Histoire Naturelle (381 pages). Rapport au Ministère de l'Écologie et du Développement Durable (Direction de la Nature et des Paysages), Paris, France. Version définitive du 10 juillet 2003.
La Carpe commune
L'aire de répartition initiale de la Carpe commune en Europe est réputée s'interrompre à l'ouest, au niveau du Danube, dans la zone du Piémont (Balon et al., 1986).

Sa forme ancestrale a probablement émergée dans la région de la mer Caspienne à la fin du Pliocène. Durant les différents épisodes glaciaires du Pléistocène, cette aire s'étendit à partir de cette région vers les bassins de la mer Noire et de la mer d'Aral (Bergh, 1964) jusqu'au Danube, à l'ouest, et l'Asie occidentale, à l'est (Keith, 1998). L'identification de reliques préglaciaires de l'espèce dans l'ouest de l'Europe (Ruetimeyer, 1860 ; Zaunick, 1925), douteuse (Steffens, 1980), n'a jamais été confirmée.

La Carpe apparaît dans le Danube, il y a 8 000 à 10 000 ans (Banarescu, 1960). Pour Balon (1995), il n'est donc pas vraisemblable que la Carpe commune ait été présente à l'état naturel dans les eaux du centre et de l'ouest de l'Europe au début de l'ère chrétienne, ailleurs que dans le Danube. Ausonius (310-393 après J.C.) ne la mentionne au demeurant, ni dans le Rhin, ni dans la Moselle, et toutes les observations postérieures à cette date peuvent s'expliquer par l'implantation de sujets échappés d'élevage (Hoffmann, 1994 ; Keith, 1998).
Pline l'Ancien (30-79) parle de la Carpe commune comme d'un poisson de mer. En effet, à son époque, elle était importée des côtes de l'Asie Mineure où des barques légères allaient prélever les espèces les plus délicates destinées aux tables impériales et apportaient ces poissons vivants à Rome grâce à des réservoirs installés à l'intérieur de ces barques (Keith, 1998).
Deux évènements historiques significatifs ont contribué à la mise en place et au développement des premiers élevages de carpes qui seront à l'origine de l'expansion progressive de l'aire de répartition de l'espèce. Dans les quelques années qui ont précédé le début de l'ère chrétienne et au cours des 1er et 2ème siècles après J.C., Rome doit faire face à de graves crises d'approvisionnements, partiellement résolues par un fort développement des importations de denrées alimentaires. Simultanément, l'Empire Romain s'étend au-delà des Alpes du Nord et établit la province de Pannonia sur la rive droite du Danube. Pour faire face aux forces celtes et germaines établies sur la rive opposée, Rome y établit une présence militaire forte. Deux milles légionnaires accompagnés de leurs familles et de commerçants s'installent et constituent rapidement une population importante (Keith, 1998). La Carpe, poisson le plus répandu et le plus facile à pêcher de la région, est un parfait candidat pour subvenir à ses besoins alimentaires. L'irrégularité du succès de sa pêche tributaire des aléas climatiques a conduit à en tenter l'élevage pour assurer un approvisionnement régulier (Balon, 1995 ; Laffaille & Crivelli, 2001). Par la suite, la maîtrise de son élevage et du transport de spécimens vivants se dissémina à travers l'Europe au gré de l'expansion de l'Empire Romain, au sein des nouvelles piscinae de Rome ou d'ailleurs.
Après la chute de l'empire romain et l'établissement du christianisme, l'élevage des carpes se poursuivit dans les monastères car, bien que rivières et lacs soient, à cette époque, riches de poissons, les aléas climatiques et les guerres entravaient un approvisionnement régulier (Leonhardt, 1906). Charlemagne (768-814 après J.C.) fut le premier souverain à ordonner à ses fermiers de maintenir mares et étangs pour permettre l'élevage de carpes (Keith, 1998).
À partir du 10ème siècle, sous l'impulsion des communautés religieuses, débute à travers toute l'Europe un épisode de défrichement des forêts et de "mise en valeur" des zones humides. Dans ces dernières, de nombreux étangs sont créés pour y développer une pisciculture extensive permettant d'approvisionner pendant les 100 jours annuels d'abstinence imposés par le christianisme, la seule "viande" autorisée à la consommation, à savoir celle de crustacés, mollusques ou poissons (Guillerme, 1983).
La Carpe commune est citée pour la première fois en France dans l'ordonnance de 1258 sous le nom de Carpeau. Elle est également mentionnée dans l'ordonnance de Philippe IV d'août 1291 qui en interdit la pêche "si les deux ne valaient pas un denier tournois", dans les ordonnances de 1312 et 1317 qui fixent "la longueur des poissons dont la vente sera permise sur les marchés", et dans celle de Charles IV du 26 août 1326 "portant règlement pour la pesche de poissons de rivière" (Keith, 1998). Il faut qu'elle soit déjà très commune en France en 1328, pour que 2619 carpes soient servies à l'occasion du festin donné par la ville de Reims en l'honneur du sacre de Philippe de Valois et de Jeanne de Bourgogne. Les ordonnances de 1344, 1387 et 1402 relatives à la police de la pêche pratiquée dans la Somme et dans la Seine parlent de la Carpe comme d'un poisson aussi commun que la Brème ou le Barbeau (Keith, 1998).

Absente des inventaires de la faune piscicole de Corse du 19ème et début du 20ème, elle y a étéé introduite ou réintroduite en 1970 dans 3 plans d'eau artificiels de la plaine orientale de l'île (Réservoirs de Peri, Teppe-Rosse, Alzitone) afin de créer une activité de pêche sportive de deuxième catégorie inexistante alors. C'est à partir des populations établies dans ces sites que les pêcheurs disséminèrent l'espèce dans divers barrages (Ospedale, Tolla), gravières (Porto-Vecchio, Gravona), canaux (Biguglia) et cours de grandes rivières (Gravona, Tavignano) de l'île (Roché & Mattei, 1997).

Actuellement l'espèce, abondante, est présente sur l'ensemble du territoire européen de la France.

L'impact de la Carpe commune sur le fonctionnement de ses écosystèmes d'accueil n'est pas spécifiquement documenté. Le virus de la virémie printanière découvert en Europe centrale en 1971 (Fijan et al., 1971) et identifié en France en 1975 (Baudouy, 1975), un virus de la Carpe koï découvert récemment (Body et al., 2000), le Monogène Diplozoon nipponicum et le Cestode Bothriocephalus acheilognathi ont été, selon toute vraisemblance, introduits dans la nature avec des carpes importées (Denis et al., 1983).

Ses populations ne font pas l'objet de mesures de gestion spécifiques, sauf parfois localement, en eaux closes, et jamais au titre d'espèce allochtone.

Ressources
Experts
Fiche rédigée par Philippe KEITH
Muséum National d'Histoire Naturelle
Département des milieux et peuplements aquatiques
57 rue Cuvier
75005 Paris

Michel DORSON
Bibliographie

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