Citation de cette fiche : Lorvelec O., Tresset A., Pascal M. & Vigne J.-D., 2003. Le Grand Pingouin : Pinguinus impennis (Linné, 1758). Pages 80-81, in : Évolution holocène de la faune de Vertébrés de France : invasions et disparitions (M.Pascal, O. Lorvelec, J.-D. Vigne, P. Keith & P. Clergeau, coordonnateurs), Institut National de la Recherche Agronomique, Centre National de la Recherche Scientifique, Muséum National d'Histoire Naturelle (381 pages). Rapport au Ministère de l'Écologie et du Développement Durable (Direction de la Nature et des Paysages), Paris, France. Version définitive du 10 juillet 2003.
Le Grand Pingouin
Le Grand Pingouin, appelé également Aponars, était une espèce incapable de voler par suite de la transformation de ses ailes en palettes natatoires. Selon Dorst (1978), son aire de répartition englobait probablement une vaste zone holarctique, comme en témoignent les ossements fossiles ou sub-fossiles retrouvés en Amérique du Nord, au Groenland, en Écosse, en Scandinavie, ainsi que dans des sites plus méridionaux d'Espagne, de France ou d'Italie. Sa présence est confirmée notamment en Espagne aux environs de 5800 ans avant J.-C. Une consommation très ancienne de cette espèce par l'Homme est attestée par les innombrables ossements retrouvés parmi des débris de cuisine. La plus ancienne mention historique de cette espèce daterait de Jacques Cartier en 1538 et l'espèce est décrite pour le Nord de l'Europe par les voyageurs du 17ème et 18ème siècles, dont Martin (1703) en ce qui concerne l'île de Saint Kilda (Hébrides extérieures, Écosse). Il y dénomme l'espèce "Gairfowl". Cependant, depuis la préhistoire, plusieurs dizaines de millions de ces oiseaux ont été exterminées dans les régions nordiques pour leur chair, leurs plumes, leur graisse ou encore pour être utilisés comme appâts de pêche (Grigson, 1985 ; Serjeantson, 1988 & 2001). Sa raréfaction s'accentua au 18ème et au 19ème siècle et les derniers représentants connus de l'espèce aujourd'hui éteinte, furent tués en 1844 sur l'île islandaise de Eldey Rock et en 1846 sur l'île de Saint Kilda (Yeatman, 1971 ; Dorst, 1978 ; Balouet & Alibert, 1989 ; Lambert, 1998).

Des restes de Grands Pingouins ont été répertoriés dans différents dépôts fossilifères pléistocènes d'Europe occidentale, y compris en Méditerranée mais, semble-t-il, jamais en France (Mourer-Chauviré, 1975). L'espèce a cependant été représentée dans la Grotte Cosquer, en Provence, par les hommes préhistoriques du Pléniwürm, soit environ 18 500 ans avant nos jours (d'Errico, 1994). Pour l'Holocène, des restes de Grands Pingouins ont été identifiés dans les assemblages archéologiques du Mésolithique final (entre 5550 et 5000 ans avant J.-C.) de Beg Er Vil (Tresset, inédit) et de l'île Téviec (Péquart et al., 1937), sites de la presqu'île de Quiberon dans le Morbihan. L'espèce y a été consommée, comme en témoignent les nombreuses traces de cuisson observées sur les ossements. Elle est également présente dans l'assemblage néolithique d'Er Yoh, daté d'environ 3000 ans avant J.-C. et situé sur l'île de Houat dans le Morbihan (Reverdin, 1930-1931) et, à l'Âge du bronze moyen, dans celui de la grotte de Phare à Biarritz (Lehnebach, 2003). Ces données archéozoologiques ne permettent pas d'affirmer que le Grand Pingouin se reproduisait sur les côtes de France à l'époque. Il peut être avancé, par analogie avec ce que l'on sait de la biologie de certaines espèces de manchots également incapables de voler, que ces restes archéozoologiques trouvés en France proviendraient de sujets fréquentant temporairement les côtes du pays à l'occasion de migration ou de dispersion marines. Si c'est le cas, comment expliquer que cette espèce de grande taille et facile à observer, qui a fait l'objet de prélèvements conséquents témoignant de l'importance numérique de ses populations et qui a perduré jusque récemment en Islande et en Écosse, soit absente des textes antérieurs à celui de Jacques Cartier ?

Ce raisonnement accrédite l'hypothèse de Dubois et al. (2000, page 14) qui considèrent que le Grand Pingouin s'est reproduit pendant une bonne partie de l'Holocène sur les rivages du sud-ouest de l'Europe, probablement en compagnie d'autres Alcidés et de Laridés. Ces auteurs font valoir que les limites d'aires de reproduction de certaines espèces, actuellement très septentrionales, pourraient être en partie le résultat d'un impact anthropique plutôt qu'une stricte contingence climatique.

Ces informations paléontologiques, archéozoologiques et historiques conduisent à conclure que le Grand Pingouin a été une espèce autochtone des rivages de France. Il en aurait disparu à une époque reculée mais indéterminée à ce jour, suite aux prélèvements massifs dont ses populations ont fait l'objet.

Ressources
Experts
Fiche rédigée par Olivier LORVELEC
Insitut National de la Recherche Agronomique
Campus de Beaulieu - Avenue du Général Leclerc
35042 Rennes Cedex

Anne TRESSET
Muséum national d'Histoire naturelle
Anatomie Comparée
55 rue Buffon
75005 Paris

Michel PASCAL
Insitut National de la Recherche Agronomique
Campus de Beaulieu - Avenue du Général Leclerc
35042 Rennes Cedex

Jean-Denis VIGNE
Muséum national d'Histoire naturelle
Anatomie Comparée
55 rue Buffon
75005 Paris
Bibliographie

Balouet J.-C. & Alibert E., 1989. Le grand livre des espèces disparues. Éditions Ouest-France, Rennes, F : 197 pp.

D'Errico F., 1994. Birds of Cosquer Cave. The Great Auk (Pinguinus impennis) and its significance during the Upper Palaeolithic. Rock Art Research, 11 : 45-57.

Dorst J., 1978. Avant que nature ne meure. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, CH, sixième édition : 557 pp.

Grigson C., 1985 : Bird foraging patterns in the Mesolithic. In : The Mesolithic in Europe (Bonsall C. dir.). John Donald, Edinburgh : 60-72.

Lambert R. A., 1998 : From Exploitation to Extinction, to Environmental Icon : Our Images of the Great Auk. In : Species History in Scotland (Lambert R. A. dir.). Scottish Cultural Press, Edinburgh : 20-37.

Lehnebach C., 2003. La grotte du Phare (Biarritz, Pyrénées-Atlantiques). Origine des assemblages fauniques, du Néolithique récent/final au premier Age du Fer, étude archéozoologique. Mém. Maîtrise Univ. Panthéon-Sorbonne (Paris I).

Martin M., 1703 : A description of the Western Islands of Scotland circa 1695. Andrew Bell, Londres.

Mourer-Chauviré C., 1975. Les oiseaux du Pléistocène moyen et supérieur de France. Thèse d'État Université Claude Bernard, Lyon, F, n° 75-14.

Péquart M., Péquart S.-J., Boule M., Vallois H.-V., 1937. Téviec : station mésolithique du Morbihan. Archives de l'Institut de Paléontologie Humaine, Paris, F.

Reverdin L., 1930-1931. Sur la faune du kjokkenmodding morbihannais Er Yoh et ses rapports avec celle des stations néolithiques lacustres de Suisse. Archives suisses d'Anthropologie générale, VI (1) : 79-86.

Serjeantson D., 1988 : Archaeological and ethnographic evidence for seabird exploitation in Scotland. Archaeozoologia, 2 : 209-224.

Serjeantson D., 2001 : The Great Auk and the Gannet : a prehistoric perspective on the extinction of the Great Auk. International Journal of Osteoarchaeology, 11 : 43-55.

Yeatman L., 1971. Histoire des oiseaux d'Europe. Bordas, Paris, F : 365 pp.