Citation de cette fiche : Vigne J.-D., 2003. Le Mulot endémique corso-sarde : Rhagamys orthodon (Hensel, 1856). Pages 104-105, in : Évolution holocène de la faune de Vertébrés de France : invasions et disparitions (M.Pascal, O. Lorvelec, J.-D. Vigne, P. Keith & P. Clergeau, coordonnateurs), Institut National de la Recherche Agronomique, Centre National de la Recherche Scientifique, Muséum National d'Histoire Naturelle (381 pages). Rapport au Ministère de l'Écologie et du Développement Durable (Direction de la Nature et des Paysages), Paris, France. Version définitive du 10 juillet 2003.
Le Mulot endémique corso-sarde
Le Mulot endémique corso-sarde atteignait la taille d'un petit Rat noir (Rattus rattus), soit environ une fois et demie celle d'un Mulot sylvestre (Apodemus sylvaticus). Les dents du Mulot endémique corso-sarde, très hypsodontes, ont la conformation typique d'une lignée pléistocène dont l'ancêtre, Rhagapodemus hautimagensis, est connu du Pliocène de Sardaigne (Martin-Suarez & Mein, 1998 ; Turmès, 2002). Rhagamys minor (Brandy, 1978), espèce connue sous une forme commune à la Corse et à la Sardaigne depuis le Pléistocène inférieur terminal jusqu'au Pléistocène moyen récent (Turmès, 2002), n'a vraisemblablement jamais été contemporain de Rhagamys orthodon en dépit de ce qui a été avancé récemment sur des bases chrono-stratigraphiques mal assurées (Pereira & Michaux, 2001 ; Pereira & Salotti, 2002). Par ailleurs, le Mulot endémique corso-sarde ne semble pas manifester d'évolution de morphologie osseuse entre le Pléistocène moyen supérieur et l'Holocène (Pereira & Michaux, 2001).

Les restes fossiles du Mulot endémique corso-sarde sont fréquents et souvent abondants dans les sites paléontologiques et archéologiques corses et sardes du Tardiglaciaire et de la première moitié de l'Holocène (Vigne, 1988). En Corse, ce Rongeur constituait au Tardiglaciaire l'une des principales proies des Rapaces nocturnes de l'île, notamment du Grand-duc nain corso-sarde (Bubo insularis) et de la Chouette effraie (Tyto alba). La fréquence relative des restes de l'espèce dans les dépôts fossilifères pléistocènes supérieurs de Corse indique que, globalement, il constituait, à égalité avec le Campagnol endémique corso-sarde (Tyrrhenicola henseli) la seconde proie de ces Oiseaux après le Lapin rat (Prolagus sardus). Cependant, sa fréquence relative fluctue au fil des phases climatiques, les périodes tempérées, plus boisées, étant plus favorables au Mulot endémique corso-sarde (Vigne et al., 2002). L'analyse des fréquences relatives des espèces proies, tant autochtones qu'introduites, au cours des temps historiques, confirme cette valence écologique, et précise, du moins pour l'Antiquité romaine, que l'espèce, probablement peu fouisseuse, était relativement anthropophobe et fréquentait de préférence la végétation ligneuse du maquis arbustif (Vigne & Valladas, 1996).
Le Mulot endémique corso-sarde a été modérément consommé par les premiers groupes humains qui se sont installés en Corse aux alentours du 8ème millénaire avant J.-C. (Vigne, sous presse) et l'a peut-être encore été au Néolithique, période où, à partir de 5500 ans avant J.-C. environ, l'introduction probablement délibérée du Renard roux (Vulpes vulpes) et du Chien (Canis lupus) a augmenté le nombre de ses prédateurs potentiels (Vigne, 1999). Cependant, la première régression sensible de ses effectifs peut aussi être corrélée avec l'introduction sur l'île du Mulot sylvestre au Néolithique moyen ou final (Vigne, 1988). L'apparente diminution de la taille moyenne des individus à cette époque (Vigne, 1987), interprétée comme une réponse possible à l'augmentation de pression de prédation, n'a pas été confirmée par les analyses récentes de plus larges échantillons (Pereira & Michaux, 2001). Une seconde régression des effectifs, mieux documentée (Vigne & Valladas, 1996), est intervenue entre le 4ème et le 2ème siècle avant J.-C., suite à l'introduction du Rat noir. Ce dernier l'a vraisemblablement contraint à quitter certains biotopes, probablement les plus boisés, pour lesquels il était mieux adapté. Le Mulot endémique corso-sarde, confronté à deux compétiteurs très adaptés aux milieux anthropisés, le Rat noir dans les zones forestières et le Mulot sylvestre dans les maquis frutescents, était en situation de grande fragilité au début de notre ère, et peut-être ne subsistait-il plus alors qu'en petites populations fragmentées, confinées aux espaces boisés non anthropisés. Les déboisements du premier millénaire ont eu raison de ses dernières populations (Vigne & Valladas, 1996). Il est vraisemblable que cette extinction est intervenue dès la fin de la Période romaine, entre le 3ème et le 5ème siècle, car l'espèce, pourtant assez fréquente dans les enregistrements archéologiques antérieurs, est absente de ceux de l'Antiquité tardive (Vigne, 1999) et des sites médiévaux (Vigne, 1999 ; Cucchi, 2000).

Le processus d'extinction de l'espèce est beaucoup moins bien documenté en Sardaigne qu'en Corse. Les plus récentes attestations de l'espèce sur l'île sarde datent de la fin du Néolithique (Delussu, 2000) mais sa persistance au-delà de cette date n'est pas à exclure (Vigne, 1999).

L'histoire du Mulot endémique corso-sarde représente l'un des exemples les mieux documentés d'un processus d'extinction historique engendré par une succession d'interventions de l'Homme. Ce dernier l'a capturé et consommé, puis a introduit des espèces mammaliennes douées d'un fort potentiel de compétition ou de prédation à son égard, et enfin a modifié profondément son écosystème par des déboisements destinés à accroître l'activité agropastorale.

Ressources
Experts
Fiche rédigée par Jean-Denis VIGNE
Muséum national d'Histoire naturelle
Anatomie Comparée
55 rue Buffon
75005 Paris
Bibliographie

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