Citation de cette fiche : Vigne J.-D., 2003. Le Lapin rat : Prolagus sardus (Wagner, 1829). Pages 108-110, in : Évolution holocène de la faune de Vertébrés de France : invasions et disparitions (M.Pascal, O. Lorvelec, J.-D. Vigne, P. Keith & P. Clergeau, coordonnateurs), Institut National de la Recherche Agronomique, Centre National de la Recherche Scientifique, Muséum National d'Histoire Naturelle (381 pages). Rapport au Ministère de l'Écologie et du Développement Durable (Direction de la Nature et des Paysages), Paris, France. Version définitive du 10 juillet 2003.
Le Lapin rat
Prolagus sardus, dénommé Lapin rat en français (Vigne et al., 1991), est un Lagomorphe éteint de la famille des Ochotonidae, famille représentée actuellement par le seul genre Ochotona d'Asie centrale, de Chine et d'Amérique du Nord (Wilson & Reeder, 1993).

L'espèce a vécu en Corse et en Sardaigne, ainsi que dans les îlots périphériques de ces deux îles, au Pléistocène supérieur et à l'Holocène. Elle est issue d'une lignée connue de l'Europe de l'Ouest dès l'Oligo-Miocène (Lopez-Martinez & Thaler, 1975) et présente sur le massif insulaire corso-sarde au Pliocène supérieur. Aux schémas évolutifs complexes impliquant une double colonisation, des extinctions-recolonisations et des hybridations, qui avaient été proposés pour expliquer la diversité des formes fossiles pléistocènes corso-sardes (Lopez-Martinez & Thaler, 1975), a récemment été substitué un processus d'évolution insulaire classique impliquant pour l'essentiel un accroissement de la taille (Turmès, 2002). Dans ce nouveau scénario, c'est au Pléistocène moyen ancien que le Lapin rat aurait émergé progressivement, à partir de P. figaro, son ancêtre direct. Le Lapin rat a connu une évolution sensible au cours du Pléistocène moyen. Cette évolution s'est considérablement ralentie au Pléistocène moyen récent et au Pléistocène supérieur (Pereira, 2001 ; Turmès, 2002). Si l'existence de formes géographique pendant le Tardiglaciaire et l'Holocène est probablement fondée (Tobien, 1935 ; Vigne, 1988), l'analyse de leurs caractéristiques ne permet pas de ségréguer les populations sardes et corses en deux espèces.

Les restes de Lapins rats sont accumulés par millions dans les grottes et abris du Tardiglaciaire et de l'Holocène ancien de Corse et de Sardaigne (Vigne et al., 2002). L'espèce constituait alors la principale proie des rapaces nocturnes, notamment du Grand-duc nain corso-sarde (Bubo insularis) de la Chouette effraie (Tyto alba) et de plusieurs Rapaces diurnes (Vigne, 1988). Le Lapin rat a aussi été le principal gibier des premiers occupants mésolithiques de l'île (Vigne & Desse-Berset, 1995). C'est ainsi que le nombre d'individus consommés par les occupants du site mésolithique du Monte Leone, près de Bonifacio, pendant le dernier tiers du 8ème millénaire avant J.-C., à l'occasion de quatre ou cinq phases d'occupation, a été estimé compris entre 50 000 et 150 000, ce qui représente une masse comprise entre 25 et 75 tonnes (Vigne et al., 1998). Cette consommation s'est poursuivie tout au long du Néolithique et aux Âges des Métaux (Vigne, 1988).

Les résultats de l'analyse diachronique des fluctuations d'abondances relatives des espèces mammaliennes endémiques et allochtones de Corse, au cours des temps historiques, suggèrent que le Lapin rat était un animal plutôt anthropophobe qui fréquentait préférentiellement les milieux ouverts et le maquis bas (Vigne & Valladas, 1996). Il est toutefois probable qu'il occupait une niche écologique large, comme c'est le cas pour beaucoup de taxons insulaires. Des restes fossiles holocènes ont été trouvés seulement jusqu'à 800 m d'altitude (Vigne, 1988) mais il est possible que l'espèce ait occupé aussi les pelouses d'altitudes, les sites fossilifères d'altitude faisant défaut. Par ailleurs, des analyses isotopiques ont montré que son régime alimentaire était strictement végétarien (Pouydebat, 1997).

Se fondant sur un texte de Cetti (1777) qui décrivait "d'énormes rats" (smisurati topi) qui lui étaient inconnus, plusieurs auteurs avancent qu'une population relique de Lapins rats a survécu sur l'îlot sarde de Tavolara jusqu'à la fin du 18ème siècle (Vigne, 1988). Barbara Wilkens (inédit) a toutefois récemment argumenté qu'il s'agissait vraisemblablement de Rats surmulots (Rattus norvegicus). Il est en revanche très vraisemblable que les petits lapins corses mentionnés au 3ème siècle avant J.-C. par Polybe (XI, 3 ; Roussel, éd. 1970) étaient des Lapins rats, et il est également possible que le toponyme latin des îles Lavezzi, dites "Cuniculaires" par Pline l'Ancien (Hist. Nat., 3, 13 ; Ernout éd., 1952-62), signifie que les informateurs de l'auteur antique y ont vu des Lapins rats (Vigne, 1994 : page 237). Les restes fossiles les plus récents de l'espèce datent d'ailleurs des premiers siècles de notre ère (Vigne & Valladas, 1996). Le seul site corse connu de l'Antiquité tardive n'a livré aucun reste de Lapin rat (Vigne & Marinval-Vigne, 1989) et il est probable que, si cette espèce prisée par l'Homme avait persisté au-delà du premier millénaire de notre ère, des vestiges en auraient été trouvés dans les nombreux sites archéologiques du Moyen Âge central et du Bas Moyen Âge d'où elle est totalement absente (Vigne, 1988 & 1999 ; Cucchi, 2000). En Sardaigne, aucun reste archéologique de Lapins rats postérieur au début de l'Âge du Fer n'a encore été mis à jour (Delussu, 2000).

Les causes de l'extinction du lapin rat sont probablement multiples (Vigne, 1988). L'installation en Corse et en Sardaigne au Mésolithique, entre 7500 et 6900 ans avant J.-C., de groupes humains se nourrissant principalement de Lapins rats, a sans doute considérablement accentué la pression de prédation dont l'espèce faisait l'objet. Même si le prélèvement par l'Homme a pu se réduire au Néolithique, la pression de prédation exercée sur l'espèce à cette époque ne s'est probablement pas relâchée en raison de l'introduction du Chien (Canis lupus) et du Renard roux (Vulpes vulpes) dès le début du Néolithique vers 5500 ans avant J.-C. Ces phénomènes ont engendré une sensible diminution des effectifs des populations si l'on en croit le fort déclin de la fréquence des restes archéologiques de l'espèce, notamment à partir du 4ème millénaire avant J.-C. L'instauration d'une compétition avec d'autres Mammifères introduits, notamment le Rat noir (Rattus rattus) à partir du 4ème siècle avant J.-C., a probablement contribué à dégrader sa situation. Comme pour la Musaraigne endémique de Corse, le Mulot endémique corso-sarde et le Campagnol endémique corso-sarde, il semble que le coup de grâce lui a été porté par l'extension de l'emprise agro-pastorale du premier millénaire de notre ère (Vigne & Valladas, 1996) et, dans ce cas particulier, il s'agirait de l'épisode intervenu pendant la Période romaine.

Ressources
Experts
Fiche rédigée par Jean-Denis VIGNE
Muséum national d'Histoire naturelle
Anatomie Comparée
55 rue Buffon
75005 Paris
Bibliographie

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