La présente ZNIEFF de type I englobe toute la partie tourbeuse du Marais-Vernier. Cette tourbière s’étend sur les communes de Marais-Vernier, Sainte-Opportune la Mare, Saint-Aubin sur Quillebeuf, Saint-Thurien, Saint-Ouen des Champs et Bouquelon.
Sur le plan géologique, après la coupure du méandre de la Seine, la formation au Quaternaire d’un bourrelet alluvial a isolé le Marais neuf du Marais ancien. La tourbe alcaline a pu s’accumuler dans la dépression de pied de coteau, en alternance avec quelques épisodes de dépôts de vases issus de recouvrements marins. Le vieux Marais est donc essentiellement tourbeux : c’est d’ailleurs le plus important gisement de tourbe de France.
Ce Marais tourbeux est essentiellement occupé par des prairies mésohygrophiles et hygrophiles valorisées par le pâturage et secondairement par la fauche. Les prairies sont utilisées de façon plus ou moins extensive, notamment en fonction de leur inondabilité, de leur caractère tourbeux et de leur vocation (production agricole, objectif cynégétique, etc.). Traditionnellement, les prairies du centre du marais étaient valorisées au travers de la production de litière pour les animaux, tandis que les parcelles en lanières étroites proches des habitations permettaient la production légumière (d’où le terme « courtils » qui a été élargi par la suite) et le pâturage.
Les groupements végétaux de la partie tourbeuse sont notamment constitués de différents faciès des prairies du Junco acutiflori-Cynosuretum cristati en périphérie du marais, qui passent ensuite au Cirsio dissecti-Scorzoneretum humilis vers le centre du marais puis, dans la partie de tourbière haute active, au Drosero intermediae-Rhynchosporetum albae qui reste ponctuel. Les roselières à Fougère des marais relèvent du Thelypterido-Phragmitetum. Quelques micro-landes subatlantiques relictuelles à Bruyère à quatre angles (Erica tetralix) relèvent d’un Calluno-Ericetum tetralicis fragmentaire.
Des taillis boisés (entre autres des saulaies et aulnaies, certaines à sous-bois de Myrica Gale se développent aux abords de la Grand’Mare et de la Réserve des Mannevilles.
Les mares et fossés en eau abritent des groupements hydrophytiques remarquables (Potamion eurosibiricae, Hydrocharition morsus-ranae, Lemnion gibbae, etc.).
Les milieux aquatiques, les tourbières hautes actives et les tourbières basses alcalines, sont des milieux remarquables, menacés à l’échelle européenne, qui relèvent de la Directive Habitats de l’Union Européenne. Cette ZNIEF est ainsi largement comprise dans le site Natura 2000 du Marais Vernier-Basse Vallée de la Risle. Plusieurs espèces de l’annexe II de la Directive Habitats ont également permis cette inscription au réseau Natura 2000 (Triton crêté, Damier de la Succise, plusieurs espèces de chiroptères et de poissons), etc.
Sur plusieurs milliers d’hectares, cette mosaïque de prairies humides, de tourbières basses alcalines, de tourbières plus ou moins actives, de mares et d’étangs plus ou moins oligotrophes, de courtils et de bocage constitue une entité écologique unique en Haute-Normandie, exceptionnelle dans les plaines du Nord-Ouest de l’Europe.
Les espèces déterminantes de ZNIEFF (exceptionnelles à assez rares et menacées en Haute-Normandie) sont particulièrement nombreuses. Sans pouvoir toutes les citer, nous mentionnons ci-après les plus importantes et emblématiques.
Le cortège des espèces turficoles est exceptionnel pour un marais de plaine : on y recense le Rossolis intermédiaire (Drosera intermedia), le Rossolis à feuilles rondes (Drosera rotundifolia), la Lobélie brûlante (Lobelia urens), le Rhynchospore blanc (Rhynchospora alba), le Troscart des marais (Triglochin palustre), la Renoncule Grande Douve (Ranunculus lingua), la Fougère des marais (Thelypteris palustris), le Mouron délicat (Anagallis tenella), le Ményanthe trèfle d’eau (Menyanthes trifoliata), le Stratiote faux-aloès (Stratiotes aloides), espèces qui sont légalement protégées.
La Pinguicule du Portugal (Pinguicula lusitanica) trouve ici sa seule station régionale. On observe également de nombreux plants de Piment royal (Myrica gale) dans les boisements, l’Osmonde royale (Osmunda regalis), le Cladion marisque (Cladium mariscus), le Jonc bulbeux (Juncus bulbosus), le Cirse anglais (Cirsium dissectum), le Jonc subnoduleux (Juncus subnodulosus), l’Epilobe des marais (Epilobium palustre), la Linaigrette à feuilles étroites (Eriophorum polystachion), la Potentille des marais (Comarum palustre), l’Eleocharide à plusieurs tiges (Eleocharis multicaulis), ainsi que plusieurs espèces de Sphaignes.
Malgré cette richesse, plusieurs espèces citées autrefois sont considérées comme disparues : la Spiranthe d’été (Spiranthes aestivalis), le Liparis de Loesel (Liparis loeselii), le Choin noirâtre (Schoenus nigricans), etc.
Dans les fossés en eau s’étendent des groupements aquatiques flottants remarquables avec les rares Spirodèle à plusieurs racines (Spirodela polyrhiza) et Lenticule gibbeuse (Lemna gibba), les très rares Grande Naïade (Najas marina), Morène aquatique (Hydrocharis morsus-ranae) et Wolffie sans racines (Wolffia arrhiza). La Baldellie fausse-renoncule (Baldellia ranunculoides) -légalement protégée-, l’Ache inondée (Apium inondatum), le Scirpe glauque (Scirpus tabernaemontani), l’Utriculaire vulgaire (Utricularia vulgaris), le Rorippe des marais (Rorippa palustris), le Butome en ombelle (Butomus umbellatus), la Samole de Valerand (Samolus valerandi), l’Oenanthe fistuleuse (Oenanthe fistulosa), la Guimauve officinale (Althaea officinalis), tous très rares à rares en Haute-Normandie, ont été observés en de nombreux points des abords de mares et dépressions humides, etc.
Les orchidées paludicoles comprennent notamment l’Orchis des marais (Orchis palustris) qui trouve ici sa seule station régionale, l’exceptionnel Orchis à fleurs lâches (Orchis laxiflora), les Dactylorhizes négligé et tâcheté (Dactylorhiza praetermissa et D. maculata), etc.
Le patrimoine faunistique est reconnu comme étant de niveau international, spécialement pour l’avifaune.
Ainsi, parmi les oiseaux, on citera notamment :
-plusieurs nids de Cigogne blanche (Ciconia ciconia),
-plusieurs couples de Pie-grièche écorcheur (Lanius collurio),
-une nidification irrégulière du Busard des roseaux (Circus aeruginosus), du Hibou des marais (Asio flammeus) et du Busard Saint-Martin (Circus cyaneus). -Ces cinq espèces citées ci-dessus sont inscrites à l’annexe I de la Directive Oiseaux de l’Union européenne-.
-la seule population nicheuse régionale connue de Courlis cendré (Numenius arquata),
-des colonies du rare Vanneau huppé (Vanellus vanellus),
-la reproduction du Tadorne de Belon (Tadorna tadorna) ainsi que des Sarcelles d’hiver (Anas crecca) et d’été (Anas querquedula) en bordure des milieux aquatiques notamment de la Grand’Mare,
-des populations assez importantes de Tarier des prés (Saxicola rubetra), assez rare dans la région,
-plusieurs couples nicheurs de Rougequeue à front blanc (Phoenicurus phoenicurus) et de Chevêche d’Athéna (Athene noctua) dans les saules ou frênes taillés en têtards,
-le rare Faucon hobereau (Falco subbuteo) et la Bondrée apivore (Pernis apivorus),
-la Bouscarle de Cetti (Cettia cetti), le Phragmite des joncs (Acrocephalus schoenobaenus), les Rousseroles verderolle (Acrocephalus palustris) et effarvatte (Acrocephalus scirpaceus),
-de très nombreux oiseaux d’eau qui utilisent comme halte migratoire la Grand’ Mare et les autres milieux aquatiques (mares, dépressions humides, prairies inondées, etc.). Le Marais Vernier, avec la Grand’Mare, est ainsi l’un des sites majeurs au niveau national pour le stationnement migratoire et hivernal pour de nombreux Anatidés (en particulier la Sarcelle d’hiver).
Le Marais Vernier accueillait encore dans les années 1980 des petites populations de Râle des genêts (Crex crex), l’une des cinq espèces d’oiseaux notamment françaises les plus menacées au plan mondial, qui ne semble pas se maintenir sur la zone, alors que l’espèce est encore présente dans le Marais du Hode tout proche. L’intérêt ornithologique international de cette zone humide a permis son inscription (sur une grande partie de sa surface) au titre de la Directive Oiseaux de l’Union Européenne en tant que ZICO (Zone d’Importance Communautaire pour les Oiseaux) et Z.P.S. (Zone de Protection Spéciale).
Les mammifères remarquables comptent notamment la rare Musaraigne aquatique (Neomys fodiens), l’Hermine (Mustela nivalis) et le Putois (Mustela putorius). Parmi les chiroptères, l’Oreillard gris (Plecotus austriacus) se reproduit dans d’anciennes habitations périphériques ; le Grand Rhinolophe (Rhinolophus ferrumequinum), le Grand Murin (Myotis myotis), le Vespertilion à oreilles échancrées (Myotis emarginatus) et le Vespertilion de Bechstein (Myotis bechsteini) hibernent dans une ancienne carrière souterraine sur le coteau du Marais-Vernier. Ces quatre espèces, rares et menacées en France et en Europe, sont inscrites à l’annexe II de la Directive Habitats de l’Union Européenne. Les colonies de reproduction de ces quatre espèces seraient à rechercher dans des grands bâtiments. Les prairies humides, les vergers haute-tige, le bocage et les forêts de feuillus constituent des terrains de chasse potentiels pour ces espèces insectivores.
L’intérêt batrachologique repose notamment sur la présence de la Rainette verte (Hyla arborea), menacée aux échelles régionale, nationale et européenne, du Triton crêté (Triturus cristatus) et du Crapaud calamite (Bufo calamita), tous deux inscrits à l’annexe II de la Directive Habitats.
La rare et discrète Coronelle lisse (Coronella austriaca) a par ailleurs été observée dans le marais tourbeux il y a une vingtaine d’années, ainsi que la Vipère péliade (Vipera berus) plus récemment.
La richesse entomologique est élevée :
- pour les odonates, avec entre autres la présence des rares Agrion mignon (Coenagrion scitulum) et Agrion de Vander Linden (Cercion lindenii), et des très rares Agrion vert (Erythromma viridulum), Sympétrum noir (Sympetrum danae), et Sympétrum jaune (Sympetrum flaveolum).
- parmi les lépidoptères : le Damier de la Succise (Eurodryas aurinia), espèce menacée en Europe et en grande raréfaction en France, inscrite à l’annexe II de la Directive Habitats, vit ici dans les marais tourbeux à Succise des prés (Succisa pratensis). C’est certainement l’espèce de papillon la plus remarquable du Marais. On note aussi la présence du Miroir (Heteropterus morpheus).
-de nombreux Diptères Syrphidés et Hétérocères intéressants sont présents (dont Orthonema vittata, Thumatra senex, Blepharita adusta, Mamestra splendens).
- les orthoptères comptent plusieurs espèces rares et menacées : le Conocéphale des roseaux (Conocephalus dorsalis) et le Criquet ensanglanté (Stetophyma grossum), assez rares à rares en Haute-Normandie et dans le Basin Parisien, qui sont particulièrement bien représentés dans le marais tourbeux ; le Criquet des roseaux (Mecosthetus alliaceus), qui trouve ici sa seule localité régionale ; le Tétrix caucasien (Tetrix bolivari) très rare -mais mal connu- en France.
L’évolution des milieux du Marais tourbeux a été assez négative depuis la Seconde Guerre Mondiale : les prairies humides ont été souvent dégradées par le drainage, l’intensification et la mise en cultures. Le Plan Marshall d’après guerre a ainsi favorisé la mise en cultures après drainage de centaines d’hectares de prairies sur le Marais vieux. Consécutivement aux drainages, la baisse de plusieurs dizaines de centimètres des niveaux d’eau moyens a généré la minéralisation de la tourbe en surface avec pour conséquence une relative banalisation de la flore et de la faune.
Malgré cela, la remarquable organisation spatiale traditionnelle des activités agro-sylvo-pastorales a permis un maintien relatif d’usages relativement extensifs sur le Marais ancien tourbeux. La grande richesse biologique et paysagère actuelle en résulte largement.
L’aide aux pratiques pastorales extensives auprès des agriculteurs volontaires est donc une clef indispensable pour maintenir la qualité biologique et paysagère de ce marais exceptionnel, pour garantir sa fonctionnalité et pérenniser son intérêt agricole traditionnel.
Notamment, la mise en place de la Directive «Habitats» de l’Union Européenne devrait favoriser progressivement des pratiques compatibles avec le maintien de cette biodiversité de haut niveau.
Afin de préserver et mettre en valeur ce patrimoine biologique et cynégétique, de nombreuses formes de protections réglementaires et contractuelles ont été utilisées sur le Marais tourbeux. Ce réseau d’espaces protégés se compose ainsi :
-de la Réserve Naturelle des Mannevilles (93 ha), gérée par le Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande,
-de la Réserve Naturelle Volontaire des Courtils de Bouquelon (devenue Réserve Naturelle Régionale), gérée par le Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande
-de l’Arrêté Préfectoral de Protection de Biotope des Litières de Quillebeuf,
-des Réserves de chasse et de faune sauvage de la Grand’Mare et de la Ferme Modèle (acquise par la Fédération Départementale des Chasseurs de l’Eure),
-d’un site géré par le Conservatoire des Site Naturels de Haute-Normandie,
-d’un terrain du Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres.
La gestion par pâturage (et secondairement la fauche) extensif au moyen de ruminants domestiques rustiques (bœufs et chevaux) a été initiée pour la première fois en France sur la Réserve des Mannevilles. Cette approche novatrice de la gestion écologique des zones humides qui se rapproche des usages multiséculaires traditionnels permet de maintenir des modalités d’utilisation de l’espace en adéquation avec la protection de la biodiversité.
Ce réseau de sites préservés et cette gestion garantissent en partie la préservation d’un patrimoine remarquable, mais toutefois insuffisamment, au regard des enjeux biologiques exceptionnels de cette tourbière du Marais ancien.